Le cǎonímǎ : une bête à poils contre la censure 草泥马反对审查

Entre la Chine et les emblèmes animaux s’est tissée une véritable histoire d’amour, qui semble perdurer depuis quelques millénaires. On connait bien évidemment le panda, ce placide ursidé amateur de bambous. De même, chacun a une vague idée de ce à quoi peut ressembler un dragon, dont les plus anciennes représentations en Chine remontent à l’époque du néolithique. Mêmes les plus ignares d’entre nous peuvent certainement citer trois ou quatre créatures à pattes qui composent le zodiaque de l’Empire du Milieu. Quant aux plus aguerris des sinophiles, ils se souviennent sans aucun doute des quatre animaux (le poisson, l’antilope tibétaine, l’hirondelle et de nouveau le panda) qui, avec la flamme olympique, constituaient les mascottes des J.O. de Pékin de 2008. Peut-être certains se sont-ils même déjà attendris à la vue du sympathique pingouin à écharpe, image marketing de QQ, le service de messagerie chinois le plus populaire.

En 2009 cependant, un mammifère jusqu’alors inconnu a fait son apparition en terre chinoise : le cǎonímǎ 草泥马. Si on se fie à la traduction littérale de son nom, cette bête serait une sorte d’équidé (马) évoluant dans un milieu composé d’herbe (草) et de boue (泥). Voilà à quoi ressemble en réalité ce charmant animal :

caonima

Croisement entre la chèvre alpaga et le lama, il possède comme ses parents un poil laineux et une bouille amicale. Bête courageuse et tenace, le cǎonímǎ vit dans le désert de Malher Gobi, où il défend avec acharnement son habitat naturel contre les crabes de rivière qui menacent de l’envahir. Vous avez dit bizarre ? En effet. Le cǎonímǎ est en fait une pure invention et constitue un bel exemple de jeux de mots dont regorge la langue chinoise. Composée de nombreux homophones ou quasi-homophones, celle-ci se prête en effet à merveille aux calembours.

Le nom de l’animal est phonétiquement proche de cào nǐ mā 肏你妈, expression qui signifie « nique ta mère » dans la langue de Confucius (les sources existantes laissent cependant à penser que le Maître n’a jamais utilisé cette injure à l’encontre de quiconque). Le désert de Malher Gobi (Mǎlè gēbì 马勒戈壁), habitat naturel de la bête, est un jeu de mots avec mā le gè bī 妈了个屄, littéralement « le vagin de ta mère ». Les crabes de rivière (héxiè 河蟹) envahissants font quant à eux référence au terme héxié 和谐, l’ « harmonie », contraction de héxié shèhuì 和谐社会 « Société Harmonieuse ». La « Société harmonieuse » est un concept politique édicté par l’ancien Président Hu Jintao qui, selon ses détracteurs, vise à maintenir la stabilité politique de la Chine à tout prix, y compris celui de la répression la plus sévère.

Le cǎonímǎ fait ainsi figure de symbole irrévérencieux de la lutte contre l’autoritarisme politique et la censure sévissant sur le web chinois. Le phénomène cǎonímǎ devint viral et donna naissance à de nombreux dessins animés et vidéos mettant en scène l’animal. Voici la plus célèbre d’entre elles  (le lecteur non sinophone pourra se faire une idée des calembours à l’aide des sous-titres anglais) :

On vit même apparaître des peluches à l’effigie de l’animal, qui se vendirent en ligne comme des petits pains. Le célèbre plasticien dissident Ai Weiwei 艾未未en utilisa une dans une série d’autoportraits intitulée Cǎonímǎ dǎng zhōngyāng 草泥马挡中央  « Le cǎonímǎ résiste au centre »,  le « centre » faisant  ici allusion au Comité central du Parti communiste, siège des décisions politiques :

Après l’arrestation d’Ai Weiwei en 2011, des internautes prirent le relais et de nombreuses photos d’hommes dissumulant leur entrejambe avec un cǎonímǎ fleurirent sur l’Internet chinois (l’artiste, adepte des photos de nu provocatrices dans lesquelles il apparaît seul ou au sein d’un groupe, reçut par ailleurs nombre de témoignages de soutien de la part d’internautes se mettant en scène dans leur plus simple appareil[1]).

copie ai wei wei

caonima-toy

Il est à noter que dans le clip du premier single d’Ai Weiwei « Dumbass » (« Crétin »), issu de l’album The Divine Comedy (2013) qui revient sur les deux années de détention de l’artiste, on retrouve aussi un cǎonímǎ en peluche, ainsi que les fameux crabes de rivière qui, irrévérence suprême envers le pouvoir, colonisent les toilettes :

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 (Pour les curieux, la video peut être visionnée ici)

Victime de son immense succès et de son caractère subversif, le cǎonímǎ fut très vite traqué ; les sites dans lesquels il apparaissait furent bloqués et les nombreuses vidéos dont il était le héros furent interdites. Pour contourner la censure, sa peluche prit le nom plus consensuel de yáng tuó 羊驼 « alpaga », sous lequel elle continue de se vendre. N’en demeure pas moins qu’un sinogramme (qui ne possède à ce jour pas de prononciation officielle), fusion des trois caractères qui composent son nom, fut tout exprès créé pour lui, témoignant du phénomène cǎonímǎ :
Emilie Guillerez

[1] On peut en apercevoir un échantillon sur le blog  http://lihlii.blogspot.fr dans la rubrique《我们的艾赤裸裸》, dont est issue la photographie sélectionnée.