Depuis quand les Chinois sont-ils jaunes ? 中国人自何时起被称为黄种人 ?

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« Même avec la jaunisse et une cirrhose, je pourrais jamais passer pour un gars de là-bas » déclare Bérurier, le personnage fétiche de San Antonio, dans Tango Chinetoque[1]. La blague est unanimement comprise, le lien entre la couleur jaune et les Chinois est aujourd’hui une banalité.

Pourtant, il est facile de reconnaître que ce qualificatif n’a pas vraiment de sens et que le caractère jaune de la peau asiatique est discutable. On est en droit de s’interroger sur l’origine de ce qui est aujourd’hui devenu un lieu commun. Il faut remonter aux premiers contacts entre l’Occident et la Chine pour découvrir que le lien entre la couleur jaune et la peau des Chinois est loin d’avoir toujours été une évidence.

Les premiers voyageurs occidentaux qui décrivent les Chinois n’utilisent pas l’adjectif jaune. Marco Polo, par exemple, décrit les Chinois[2] et les Japonais[3] comme blancs. Chez Buffon, qui s’appuie, pour ses descriptions, sur les relations de voyages et les Lettres curieuses et édifiantes des Jésuites, on trouve une grande variété de nuances : pour certains observateurs, « [les Chinois] qui habitent les provinces méridionales sont plus bruns et ont le teint plus basané que les autres » et « ressemblent par la couleur aux peuples de la Mauritanie et aux Espagnols les plus basanés, au lieu que ceux qui habitent les provinces du milieu de l’Empire, sont blancs comme les Allemands. » Lorsque Buffon cite Dampier[4], il mentionne qu’ils ont « le teint couleur de cendre ». Chez un autre, les Chinois « n’ont rien de choquant dans la physionomie, ils sont naturellement blancs, surtout dans les provinces septentrionales ; ceux que la nécessité oblige de s’exposer aux ardeurs du soleil sont basanés, surtout dans les provinces du midi ». Pour Palafox[5], « les Chinois sont plus blancs que les Tartares orientaux leurs voisins », tandis qu’Innigo de Biervillas[6] juge « que les hommes […] ont le visage large et le teint assez jaune ». Buffon précise encore que « les voyageurs Hollandais s’accordent tous à dire que les Chinois […] qui sont nés à Canton et tout le long de la côte méridionale, sont aussi basanés que les habitants de Fez en Afrique, mais que ceux des provinces intérieures sont blancs pour la plupart ». Quant aux Tartares, « leur teint est rouge et basané ».

Enfin, « les Japonnais sont assez semblables aux Chinois pour qu’on puisse les regarder comme ne faisant qu’une seule et même race d’homme, il sont seulement plus jaunes ou plus bruns »[7].

Voilà donc, en 1749, un beau nuancier de couleur pour les peaux asiatiques. Le jaune est évoqué mais ne fait pas l’unanimité.

Sans titreInitiée par François Bernier en 1684, la typologie consistant à définir plusieurs races humaines en fonction de la couleur de peau est théorisée par Carl von Linné, naturaliste d’origine suédoise, en 1735. Lors de la première édition de son ouvrage Système d’histoire naturelle, dans la catégorie Homo sapiens, il identifie cinq sous-catégories : Africanus, Americanus, Asiaticus, Europeanus et Monstrosus[8].

Père du système de nomenclature binominale, Linné utilise une dénomination basée sur un nom générique suivi d’une épithète. Dès la première édition (1735), il associe donc à chaque catégorie humaine un adjectif : l’Européen blanc (Europeanus albus), l’Américain rouge (Americanus rubescens), l’Asiatique basané (Asiaticus fuscus) et l’Africain noir (Africanus niger). Une réédition en 1740 apporte des précisions sur les races, et amorce la caractérisation : cette fois, les Chinois sont jaunes pâles[9] (luridus), mélancoliques, rigides, austères, arrogants, cupides. La description scientifique et « objective » se mue en jugement. De là à établir une hiérarchie entre les races, il n’y a qu’un pas.

La postérité de Linné et Buffon est énorme et la nomenclature des races en fonction de la couleur de peau demeure : l’adjectif jaune commence à coller à la peau des Asiatiques.

Avec son Essai sur l’inégalité des races humaines, publié en 1853, Arthur de Gobineau consacre cette désignation en arrêtant les trois races humaines : blanche, jaune et noire. En tentant de légitimer scientifiquement l’infériorité des races non-blanches et en créant le type aryen, Gobineau fait passer cette désignation par la couleur au second plan. Ce sont les caractéristiques de chaque race, leur hiérarchisation, qui importent, et le mouvement des civilisations impliqué par l’ordre racial.

La science a donc prouvé que les Asiatiques étaient une race à peau jaune, et ce avec d’autant plus de crédibilité que la passion de Gobineau pour l’Asie, où il a longuement voyagé, ne laisse aucun doute quant à l’exactitude de ses connaissances. Lorsque l’écrivain haïtien Joseph Anténor Firmin publie De l’égalité des races humaines (1885), il conteste la classification de Gobineau et la hiérarchie entre les races, mais il utilise les mêmes qualificatifs pour les races : blanc, jaune et noir.

En 1895, l’Empereur Guillaume II commande le tableau Die gelbe Gefahr (« le danger jaune »), qu’il fait réaliser d’après une de ses esquisses, pour mettre en garde contre « le développement de l’Extrême-Orient et surtout le danger qui s’y cache pour l’Europe et [la] foi chrétienne »[10]. Essais, romans, vaudevilles, l’expression, immédiatement traduite (Péril jaune/ Yellow Peril) est reprise partout. Elle montre bien la nébulosité de la menace asiatique, l’indéfinition des frontières jaunes et la confusion faite par les Occidentaux entre tous les peuples d’Asie. Tous jaunes, tous identiques, la probabilité d’une coalition asiatique pour envahir l’Europe semble probable. Le jaune[11] devient à la fois une métaphore de l’Asie et une métaphore de la peur occidentale vis-à-vis de son affaiblissement.

Aux Etats-Unis, où l’immigration chinoise devient massive à partir de 1848, non seulement les problématiques d’assimilation des Chinois attisent le racisme et les représentations faciles et moqueuses des « Jaunes », mais à travers le regard des Américains qui ne savent pas les différencier, les Asiatiques acquièrent une conscience de groupe et utilisent, dès le XIXe siècle, le vocable jaune à leur sujet.

Ainsi, aussi choquant, occidento-centré et infondé que puisse être le mot jaune, on le retrouve partout dès le début du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui : aussi bien utilisé par les communautés asiatiques pour s’auto-qualifier que par les tenants des théories racistes et racialistes (Hitler parle des Jaunes d’Asie, dans Mein Kampf) ou par « l’outil chromatique » du fichier Canonge[12] des personnes recherchées utilisé par la police française.

Ironiquement, dans le monde du cinéma, les acteurs asiatiques sont les premières victimes du whitewashing, qui consiste à engager des acteurs occidentaux pour les rôles de Chinois. Une preuve qu’il est plus facile de trouver des Occidentaux au teint bilieux que des Asiatiques « ton sur ton » avec nos clichés.


[1] SAN-ANTONIO, Tango chinetoque, Saint-Amand : Fleuve noir, 1966, p. 23

[2] « Les femmes […] sont très belles à tous égards et blanches ». Marco Polo, La description du monde, La Flèche : Le livre de poche, 2002, p. 175

[3] « Le Japon […] est une île très grande. Les gens y sont blancs et ont une très belle allure ». Ibid, p. 379.

[4] Il s’agit de l’explorateur anglais William Dampier (1651-1715).

[5] L’Espagnol Juan de Palafox y Mendoza (1600-1659), évêque de Mexico et auteur de Historia de la conquista de la China por el Tartaro (Histoire de la conquête de la Chine par les Tartares), publiée en Espagne en 1670 et basée sur les récits de Chine plus ou moins fiables qui parvenaient à Mexico en passant par les Philippines. Une version française est publiée la même année.

[6] Voyageur portugais, il a publié une relation de voyage en 1736.

[7] BUFFON, Georges-Louis Leclerc, Histoire naturelle générale et particulière : avec la description du Cabinet du Roy, Paris : Impr. royale, 1749-1789, 21 vol., Tome 3, Histoire naturelle de l’homme, pp. 385-390

[8] On retient généralement uniquement les quatre premières catégories.

[9] Selon Gaffiot : jaune pâle, blême, livide, plombé

[10] Correspondance entre Guillaume II et Nicolas II, 1894-1914 [trad. Marc Semenoff], Paris, Plon/Nourrit, 1924, pp. 14-15, cité par François PAVÉ, Le péril jaune à la fin du XIXe siècle, fantasme ou inquiétude légitime ?, Thèse d’histoire contemporaine sous la direction de Nadine Vivier, Université du Maine, 2011, 296 p.

[11] Pour une analyse lexicologique du mot « jaune », voir Tournier Maurice, Les jaunes : un mot-fantasme à la fin du 19e siècle in: Mots, mars 1984, N°8. Numéro spécial. L’Autre, l’Etranger, présence et exclusion dans le discours, pp. 125-146.

[12] Le fichier Canonge, créé dans les années 1950 et légalisé par la loi de 2005, rassemble les personnes connues des services de police en les classant par caractéristiques physiques.

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